L'Entretien Nº

3

Alain Veinstein

Paroles nocturnes

Jacques Derrida
Extrait

« Ah l’interview, j’ai toujours souffert des lois de l’interview », dites-vous, maintenant vous nous donnez l’hospitalité pour évoquer certains de vos livres. J’ai envie de savoir ce qui vous trouble dans l’interview, est-ce parce qu’il y a trop de silence, est‑ce que c’est parce que les mots restent en travers de la gorge, faute de temps ou de réunir les conditions nécessaires à l’exercice de la parole ?

JD : En tout cas la question est comme, vous le dites, celle du silence. Non pas qu’il y en ait trop, quelquefois il n’y en a pas assez. C’està- dire qu’il n’y a pas entre la parole proférée et le temps du silence, il n’y a pas le rapport que j’essaie de cultiver, en tout cas que je m’approprie mieux quand j’écris ou que je parle à un rythme que je peux déterminer moi-même, par exemple dans l’enseignement. Je suis quelqu’un qui, pendant des décennies, a beaucoup parlé et a essayé de distribuer le temps de parole et le temps de silence dans des séminaires, dans des situations où justement la parole était interrompue, selon un rythme et des injonctions différentes, différentes de celle de l’interview. Alors, en même temps, il y a dans l’interview quelque chose qui m’inquiète et qui me séduit. C’est-à-dire qu’il y a une interruption, quelquefois l’art de l’interruption, quelquefois une violence de l’interruption, qui dans le meilleur des cas est une chance donnée à la parole et à l’improvisation.

Captures d’écran issues de Derrida de Kirby Dick et Amy Ziering Kofman, 2003, reproduites avec l’aimable autorisation des auteurs