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L’évangile selon Jerry Lee:post

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Dans ses atours de joueur de seconde zone depuis le temps où le chrome est chrome, Jerry Lee Lewis est assis dans la loge du Palomino Club, tenant mollement le quart d’une bouteille de Seagram à moitié vide sur ses genoux, tel le sceptre terni d’une ancienne royauté déchue.

Il a l’air de mauvaise humeur. Mais pas autant que la nuit passée, quand il a réglé son compte à cet idiot dans le public d’un mot rapide et cinglant, quand il a viré de sa loge ce briscard arrogant d’une maison de disques, quand, au petit matin, il mettait toute personne présente au défi de lever la main sur lui. J’ai tenté d’engager la conversation cette nuit-là, mais il était de trop mauvaise humeur. “Quel temps fera-t-il demain en Chine ?” m’a-t-il demandé. Je lui ai répondu que je n’en savais rien, que ça m’était égal ; et il a émis un grognement de dégoût. “Où veux-tu être enterré ?” m’a-t-il demandé. “Dans l’océan”, ai-je rétorqué. C’était mieux. Il a approuvé d’un signe de tête indulgent. Ça s’est passé comme ça la nuit dernière. À la fin, il ne parlait de rien d’autre que de la Bible. À la toute fin, il ne parlait plus du tout.

American folk:post

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J’habite à Berkeley, en Californie. Pendant vingt ans, j’ai gravi presque tous les jours la même colline escarpée et tortueuse jusqu’à un tronçon de rue pavée, du nom de Panoramic Way, qui débute derrière le stade de football de l’université de Californie. Quelques années plus tôt, alors que ma fascination pour l’Anthology of American Folk Music de Harry Smith – fascination qui remonte aux alentours de 1970 – virait à l’obsession, je me suis pris à imaginer que Smith avait vécu dans cette rue.

Je savais que Smith était né en 1923 à Portland (Oregon) et qu’il avait grandi à Seattle (Washington) et dans ses environs ; qu’il avait enregistré, adolescent, les cérémonies et les chants des tribus indiennes locales et qu’en 1940 il avait entrepris de collectionner des 78 tours de blues et de musique country des années 1920 et 1930 disponibles sur le marché. En 1952, à New York, alors que sa collection atteignait les dizaines de milliers, il avait réuni en une anthologie baptisée tout simplement, ou peut-être avec quelque arrogance, American Folk Music, quatre-vingt-quatre disques d’artistes oubliés : un recueil piraté, à la légalité pour le moins contestable, d’enregistrements édités à l’origine par des labels encore en activité tels que Columbia, Brunswick et Victor.

Conversation avec Alex Ross:post

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Alex Ross est considéré comme l’une des voix les plus importantes de la critique musicale contemporaine, peut-être même de la critique d’art en général. Pour tous ceux qui écrivent actuellement sur la musique, il constitue une référence. Son premier ouvrage The Rest is Noise, paru aux États-Unis en 2008, et en France en 2010, est sans doute le texte clé sur la musique du XXe siècle. Prenant la forme d’un récit haletant, cette œuvre propose une lecture à la fois pertinente, sensible et puissante du XXe siècle saisi sous le prisme de sa musique. Elle parvient 
à transcender tous les poncifs : elle reste d’une précision historique inégalée, mais évoque aussi brillamment des génies du siècle dernier, et tout cela avec une grande sensibilité littéraire, en un mot : un chef-d’œuvre. Il existe un festival de musique à Londres qui porte son nom, The Rest is Noise festival, dont Alex Ross est le référent. Spécialiste de la musique classique et contemporaine, Alex Ross a également écrit de nombreux essais très élaborés sur les musiques populaires, notamment pour le magazine américain The New Yorker, dont il est le musicologue attitré.

Justin Timberlake a un rhume:post

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Ken Ehrlich met en scène la cérémonie des Grammys depuis trente ans. Bedonnant, dégarni et vêtu de gris, il fait partie des hommes de l’ombre qui assurent le bon fonctionnement du show business. Je fais sa rencontre dans l’obscurité du grand dôme du Staples Center de Los Angeles. “Vous pouvez vous asseoir si vous la fermez”, grogne-t-il quand je me présente en chuchotant. D’un hochement de tête, il désigne en contrebas les bassistes qui calent leur rythme et les trompettistes qui poussent leurs instruments dans les aigus. La répétition qui s’annonce devrait durer plus d’une heure.

Ehrlich s’assure que chacun respecte le script minuté figurant dans son classeur à trois anneaux, grand ouvert sur un vaste plan de travail qu’un plaisantin a dressé comme une table de restaurant italien. Tout y est : la nappe en plastique à carreaux rouges et blancs, le plateau de fromage, la traditionnelle miche de pain à la semoule, la bouteille de chianti Ruffino dans son panier en osier et les bougies disposées sur deux vieux moniteurs Sony de dix-neuf pouces, permettant de visualiser la cérémonie telle que les téléspectateurs la regarderont depuis leur canapé.

Les os de la discorde:post

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Aux États-Unis, l’histoire naturelle est mise aux enchères cinq ou six fois par an. Un dimanche de mai 2012, une grande vente s’est tenue au Dia Center for the Arts de Chelsea, qui l’accueillait pour l’occasion. La vente, organisée par une entreprise du nom de Heritage Auctions, s’est ouverte sur deux géodes d’améthyste qui ressemblaient aux oreilles d’un lapin sur le qui-vive. Puis, des météorites, du bois pétrifié, des défenses d’éléphant ; des mille-pattes, des scorpions et des araignées préservés dans de l’ambre ; des quartz précieux, des cristaux et des fossiles. Les fossiles allaient de petits animaux aquatiques de l’Éocène incrustés dans de la pierre à des restes de dinosaures de la fin du Crétacé. Ce jour-là, l’orteil articulé et la griffe d’un dinosaure marocain ont été vendus à soixante-trois mille dollars et la dent d’un tyrannosaure – vingt-sept centimètres de la racine à la pointe – à presque quarante mille.

Que le mammouth revienne !:post

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La première fois que Ben Novak vit un pigeon voyageur, il tomba à genoux et resta dans cette posture pendant vingt minutes sans mot dire. Il avait seize ans. À treize ans, il avait vu la photo d’un de ces pigeons dans un livre de l’Audubon Society et “ç’avait été le coup de foudre”. Mais il ne savait pas que le Science Museum du Minnesota, qu’il visitait dans le cadre d’un programme scolaire d’été destiné aux lycéens du Dakota du Nord, en détenait dans ses collections, de sorte que, quand il aperçut une vitrine contenant deux pigeons empaillés, un mâle et une femelle figés dans des poses naturelles, il fut sidéré, submergé d’émotion, pris d’une sorte d’admiration empreinte de tristesse pour la beauté de ces oiseaux : leur poitrail d’un auburn brillant, leur dos gris ardoise et, autour de leur nuque, le poudroiement iridescent qui changeait en fonction de l’angle de la lumière. Avant que ses chaperons ne l’entraînent hors de la salle, Novak eut le temps de prendre une photo avec son appareil jetable.

Burn After Reading:post

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Le soir du 10 septembre 1976, à bord du vol TWA 355 reliant New York à Chicago, un passager barbu tendit une enveloppe scellée à un membre de l’équipage. “Ceci est un détournement d’avion” indiquait la première ligne du message. Ledit passager, un nationaliste croate du nom de Zvonko Busic y affirmait que cinq bombes avaient été placées dans l’avion, et une sixième déposée dans la consigne à bagages n° 5713 de Grand Central Station à Manhattan. Il conseillait au commandant de bord de contacter sans délai les autorités, car les informations supplémentaires se trouvaient dans la consigne. “La bombe ne peut être déclenchée qu’en pressant le détonateur, mais il faut la manipuler avec la plus grande prudence.”

Le championnat de mémorisation des États-Unis:post

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Une nouvelle épreuve devait faire son apparition au championnat de 2006 ; c’était une expérience qui n’avait jamais été tentée sur le circuit compétitif. Conçue pour donner satisfaction aux producteurs de HDNet, la chaîne du câble qui devait, pour la première fois de l’histoire, diffuser la compétition d’un bout à l’autre des États-Unis, elle avait reçu le nom tarabiscoté de “Trois fautes et adieu la fête”. Cinq hommes et femmes, invités de la “fête”, monteraient sur scène pour livrer dix types d’informations personnelles aux concurrents : leurs adresses, numéros de téléphone, passe-temps, dates d’anniversaire, plats préférés, noms de leurs animaux domestiques, modèles de leurs voitures, etc. L’épreuve évoquerait donc une situation plus proche de la vie réelle que cela n’avait jamais été le cas dans une compétition de mémorisation. Je ne savais pas du tout comment m’y préparer et, en toute franchise, je n’y songeai pas beaucoup pendant la plus grande partie de mon entraînement.

AML.230849-012-G:post

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Imaginons une vache, quatre pattes, un corps et une tête, les pis – “Une vache laitière ?” demande Arianna Ferrari de l’ITAS (Institut d’évaluation des répercussions technologiques et d’analyse systémique) au KIT (Institut technologique de Karlsruhe), sur sa table une pomme plus très fraîche.

Cent quarante kilos de lait par jour, quatre traites automatiques !

Mme Ferrari, docteur en philosophie, bottes en similicuir montant à mi-mollet, prend une petite gorgée de thé vert et dit : “La logique de l’exploitation.”

La vache que nous imaginons n’a ni nom ni pedigree, seulement un numéro, .230849-012-G, elle est dehors devant la porte, campus nord, bâtiment 0451, muette et soumise : une bête de type AML.

Objectif Asteroïdes:post

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Brian May n’est pas seulement le guitariste de légende du groupe Queen : il est aussi astrophysicien. En 1970, May entame son cursus universitaire à l’Imperial College de Londres mais il préfère interrompre ses études quatre ans plus tard, à la sortie du deuxième album de Queen. Il obtiendra son doctorat en 2008, après avoir soutenu une thèse sur la lumière zodiacale, ce faible spectre de lumière interstellaire visible certaines nuits, au-dessus de la ligne d’horizon. Mercredi dernier, Brian May a retrouvé Lord Martin Rees, l’astronome royal britannique, au Science Museum de Londres afin de discuter ensemble de la question des astéroïdes et de la menace qu’ils représentent pour la Terre.

Chury:post

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Deux engins, quatre appareils

Nous avions le souhait de laisser place à un travail photographique d’un genre particulier pour le portfolio de ce numéro. Non pas l’œuvre exposée d’un artiste, quoique, mais quelques clichés parvenus de l’espace, sur une comète au nom de 67P/Churyumov–Gerasimenko naviguant à cinq cents millions de kilomètres de la Terre. L’orbiteur Rosetta et l’atterrisseur Philae sont équipés de quatre appareils photographiques. Osiris, le premier, dont le nom réfère comme Rosetta à la culture égyptienne et correspond à l’acronyme de Optical, Spectroscopic, and Infrared Remote Imaging System, soit un système d’imagerie optique, spectroscopique et infrarouge à distance. Osiris est muni d’un appareil grand angle permettant de saisir des vues d’ensemble de la comète, ainsi que d’une longue focale saisissant des plans rapprochés.

Un domaine:post

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L’Asphodèle

Désormais, sept corporations régissent l’au-delà et nombre de personnes économisent leur vie durant pour être téléchargées vers celui qu’on considère comme l’être de premier ordre. D’autres, dont je suis, estiment qu’il leur faudra décrocher une bourse et accumuler les expériences. J’en ai fait une de trop. Peu après ma chute, j’ai postulé pour l’Asphodèle. Bien entendu, je savais que ce domaine spécifique ou “fournisseur d’au-delà” était administré par l’entité la plus ancienne du secteur. L’Asphodèle avait la réputation d’être le terrain le plus sûr et le plus complet. C’était le premier choix des artistes, poètes, universitaires, voire des hommes ou femmes politiques et des vedettes de cinéma. Les professeurs – j’en étais un avant mon accident – le retenaient systématiquement pour peu qu’ils en aient les moyens.

Invisible et Insidieux:post

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Ces trois dernières années, mon dosimètre est sagement resté sur l’étroite étagère de la porte d’entrée d’une maison de Tokyo, sa mesure augmentant chaque jour d’une ou deux unités ; la hausse ne s’est jamais démentie – puisque la radiation est la compagne sans merci du temps qui passe. Où que nous soyons, le rayonnement nous atteint et nous est néfaste, au mieux de façon imperceptible. Durant ces trois années, mes voisins américains n’avaient plus en tête l’accident de Fukushima. En mars 2011, un tsunami avait tué des centaines, des milliers de gens ; oui, ils se souvenaient de ça. Quelques-uns se rappelaient également le tremblement de terre qui l’avait provoqué ; quant à l’explosion d’hydrogène et la faille de la centrale nucléaire n° 1, en revanche, cela devait être réparé à présent – puisque ses effluents ne faisaient plus la Une de nos informations nationales.

Dédale ou la science de l’avenir:post

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Alors que je m’assieds pour écrire ces pages, j’ai devant les yeux deux scènes que j’ai vécues pendant la dernière guerre. La première est une impression fugace d’une bataille oubliée de 1915 qui, curieusement, évoque un assez mauvais film. À travers un brouillard de poussière et de fumée, apparaissent soudain d’immenses masses de fumée noires et jaunes qui semblent déchirer la surface de la terre et désintégrer les ouvrages humains avec une haine presque visible. Elles occupent le plus gros de l’image, mais quelque part au deuxième plan, on distingue quelques silhouettes humaines sans intérêt, dont le nombre diminue bien vite. On peine à croire que ce sont là les combattants de cette bataille. On penserait plutôt que ce sont ces énormes masses noires épaisses et grasses qu’on remarque tellement mieux, et que les hommes en sont en fait les serviteurs, jouant un rôle sans gloire, subalterne et fatal dans le combat. Il se peut, après tout, que ce point de vue soit juste.